Récemment, la même question 100 fois posée m’a été adressée concernant mon travail : « où donc mets-tu ta colère ? »
J’avoue que cette question m’exaspère. Qu’il existe une révolte, en moi, qui confine à la colère est un fait avéré.
Mais que cette colère soit absente de mon expression, au profit d’un univers sucré, où ne règnerait que douceur et harmonie, me semble un point de vue des plus simplistes.
Qu’est-ce que la colère en art ? Les manifestations du chaos ? De la violence ? L’expression d’une rage destructrice ?
Pas seulement. Il va de soi qu’elle puisse prendre des formes plus diverses, y compris celle du contre signe.
Ce qui est perçu, dans mes photographies, comme "harmonieux", est une forme d’exorcisme. Sans doute une façon de me protéger d'un mal qui me consume.
La conscience du monde tel qu’il se propose mène les plus sensibles d’entre nous aux frontières du désespoir.
Dans ce cas, la solution serait-elle de hurler son mal-être sur tous les toits ? C’est sans doute une option. Mais le monde étant saturé de lamentations en tous genres, je préfère aller chercher, dans les méandres du réel, ce qui ravi mon âme. Ces presque riens miraculeux, où tout s’agence selon ma volonté. Ces instants fragiles, arrachés à l’incertitude existentielle, où le quotidien se confond avec un rêve coloré.
Mais ces instantanés ne sont évidemment pas si positifs, ni joyeux. Ils renferment, sous leurs surfaces, une mélancolie, une amertume qui font écho à une difficulté d’être.
Encore faudrait-il avoir l’attention de lire entre les lignes, de transcender le formalisme des images et ressentir ce qui émane de leurs signes.
Ma colère est bien là, pour qui sait voir. Incontournable dans son mépris des conventions, sa persistance à ne jamais plier, ne pas céder à la facilité, aux chants trompeurs des sirènes d’une séduction futile.
Elle est résistance, esprit borné, entêtement à ne pas vouloir mordre à l’hameçon d’un succès sans panache.
Elle courre au long de ma longévité photographique, fidèle à l’accumulation des images libres qui construisent mon œuvre.
Elle est bien là, ma colère. A la vie à la mort ! C’est elle qui nourrit mon courage de continuer la route semée d’embuche qui nous précède. Elle qui murmure qu’il se pourrait que j’ai raison, seul dans mon angle.
Elle est l’alliage d’anxiété et de sidération qui conduit mon regard où se brouille la raison.
Méfiez-vous de cette sourde colère, terriblement vexée de ne pas être reconnue. Elle rabâche en sourdine qu’elle connait tout de la survie en milieu hautement codifié.
Pratiquement dénuée d’illusion, elle sait qu’elle ne peut rien changer au monde. Alors elle le regarde et le défie de se muer en pourvoyeur d’une beauté équivoque, hantée.
Ce qui peut lui prêter, parfois, l'apparence illusoire d'une sérénité.
HR