Je suis parti vers la manif du 1er mai 2019 mon appareil photo bien calé dans mon sac à dos, et sans arrière-pensée. Il faisait beau et j’avais envie de renouer avec ce qu’avaient été mes premières amours de reporter.
J’étais loin de me douter de ce qui m’attendait.
Il y a une trentaine d’années, c’est en battant le pavé des manifs que j’ai peaufiné mon apprentissage professionnel de photographe.
Je pensais donc retrouver, en quelque sorte, mon élément originel. Tout se passa absolument comme prévu. Si ce n’était l’impressionnant dispositif policier qui balisait tout le parcours, le long cortège que j’ai rejoint vers Montparnasse ressemblait comme deux gouttes d’eau à ceux que j’avais connu autrefois.
De la musique, des haut-parleur vociférant des slogans inaudibles, des couleurs, des visages en pagaille dans un joyeux fouillis. Seule nouveauté : beaucoup, beaucoup de gilets jaunes.
Mon problème est que je ne distinguais rien, dans cette masse compacte, qui réveille mon désir de photographier. J’avais une impression de déjà vu et jugeai peu stimulant de reproduire des codes que je ne connaissais que trop. Je m’ennuyais donc ferme, muré dans ma solitude et mon indifférence, au milieu de la foule animée.
La manif, sensée converger vers la Place d’Italie, fut déviée au niveau de l’avenue des Gobelins en direction du boulevard Saint-Marcel.
Jusqu’à la rue Jeanne D’arc, toujours rien à signaler d’extraordinaire. Alors que je photographiais la statue éponyme, affublée d’un drapeau aux couleurs de l’Allemagne, une explosion de fumigène jaune attira mon regard. Je me mis à suivre en le cadrant un groupe qui s’enfonçait dans un brouillard citron.
Ce qui m’a mené jusqu’aux abords du boulevard de l’Hôpital. Le passage était barré par un large cordon de CRS, interdisant l’accès à un groupe de manifestants, majoritairement habillés de noir.
Brusquement, l’un de ces derniers s’est mis à hurler : Ca gaaaze !!!
Et tout le monde a dévalé la rue Jeanne d’Arc. Les grenades lacrymogènes s’abattaient à nos pieds, dispersant leurs fumets toxiques. Je suivais le mouvement, au bord de l’asphyxie.
Un grand type qui arpentait tranquillement la rue et semblait dominer la panique, conseilla, de sa voix de ténor, de ne pas courir, garder la bouche fermée, résister.
Je me trouvais au milieu des blacks blocs. Les détonations produites par les lance-grenades ajoutaient à l’effroi qui précipitait ma fuite. J’étais parmi les rares manifestants à n’avoir ni foulard couvrant les voies respiratoires, ni masque à gaz. En courant, je pensais aux LBD 40, aux redoutables grenades de désencerclement et à toutes celles et ceux dont ils avaient meurtri la chair, brisé les vies.
Je savais que les flics de la BAC étaient derrière nous, armés jusqu’aux dents, et qu’ils avaient la gâchette facile.
Je pris la première rue à droite, me dégageant de la masse des fuyards. Une fois que j’eus craché ce qu’il restait de mes poumons, les yeux en flamme, et récupéré mon souffle, je me calmai enfin.
Mon instinct me disait que la situation pouvait dégénérer d’un moment à l’autre. Il fallait sortir de là.
Je me dirigeai vers le boulevard Saint-Marcel, noir d’une foule rassemblant toutes sortes de gens, tous âges confondus. Je notai même la présence de quelques enfants.
Il régnait une atmosphère étrange. Tout le monde semblait errer dans un état d’hébétude. La tension était palpable. Je cherchais à filer par une petite rue, en direction du Jardin des plantes. Des CRS, impassibles, me barrèrent la route. Nous étions plusieurs à insister. Mais pas moyen de passer. Ils contrôlaient toutes les issues. Une nasse s’était refermée sur nous.
Je me disais que cette tactique avait vocation à provoquer l’angoisse en faisant de chaque personne présente une cible potentielle de violences policières. Charges et avalanches de coups de matraque, gazages massifs, arrestations, arrosages au canon à eau et autres gâteries prévues pour nous punir d’avoir osé nous trouver là.
Mon premier réflexe fut de chercher un refuge. Quelle grille escalader ? Quel promontoire hors de portée de la répression ? Celles et ceux qui, comme moi, n’avaient pas anticipé une telle situation échangeaient des regards inquiets.
Je finis par suivre un groupe d’une trentaine de personnes qui s’engouffrait dans l’entrée d’un immeuble des années 70. Il y avait deux enfants en bas âge, des personnes âgées, et une majorité de femmes. Protégés des gaz par une baie vitrée, nous n’avions qu’à attendre que ça se tasse. Malgré cela, certains avaient si peur qu’ils cherchaient une cachette vers la cave, ou grimpaient les étages.
Il faut dire que le spectacle de la rue n’était pas rassurant. Une épaisse brume lacrymogène planait derrière les vitres, et des street doctors introduisaient régulièrement, pour les ranimer, des manifestants en stress respiratoire. Les détonations des lance-grenades grondaient de tous côtés.
On voyait à travers la porte un défilement de gilets jaunes désorientés, d’hommes en noir sur le qui-vive et de flics énervés. C’était la guerre dehors !
Un métis d’une quarantaine d’années qui circulait d’un bout à l’autre de la rue et dialoguait avec les commandants de compagnies nous informait des possibilités de passage.
Grâce à lui, les enfants et leur mère furent évacués rapidement.
Certains suivaient la situation extérieure sur leurs smart phones : C’était l’enfer boulevard de l’Hôpital, et ça s’envenimait boulevard Saint-Marcel. On annonçait 15 000 manifestants à Paris…
Un débat sépara deux groupes. Pour ou contre les médicaments ? Le moins que l’on puisse dire est que l’ambiance n’était pas chaleureuse.
Je commençais à m’impatienter et cherchais à m’informer des opportunités de sortie de la nasse. Ma première tentative me confronta à une jeune femme toute de noir vêtue, qui semblait surgir d’un combat épique. Elle cria, s’adressant à une personne derrière moi : On peut sortir par là ! Je pris la direction qu’indiquait son bras tendu. Quarante mètres plus loin, en face de la clinique du sport, c’était un véritable champ de bataille. De jeunes hommes cagoulés et masqués se démenaient comme des diables, cernés par une nuée de flics au milieu d’un épais nuage de gaz. J’étais tombé sur une dingue ! Il n’y avait pas le moindre passage. En revanche, un type devant moi se baissa pour empoigner un potelet métallique arraché et hurla par-dessus mon épaule : venez, on vous attend !
Quand je me tournais pour voir ce qu’il défiait, une colonne de CRS prenait position au pas de course, fermant la petite rue d’où j’étais venu. C’est ce qui s’appelle se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. J’étais pris en tenaille entre les camps adverses.
Il ne restait qu’un étroit passage sur la gauche des flics. C’était ma seule chance de me sortir de ce guêpier. Je me dirigeai, sur le qui-vive, vers les CRS casqués dont je ne pouvais voir les yeux. Heureusement, focalisés en direction des blacks blocs qu’ils allaient affronter ils n’avaient que faire de ma silhouette fuyante. Je me faufilais et tentais de regagner ma planque.
Avant que je n’y arrive, un autre flic m’intercepta et me dit sèchement : tu ne passes pas.
J’insistai quelques instants avant de lâcher prise. Il n’y avait absolument rien à attendre de la tête de mule qui me toisait derrière son masque à gaz. Incapable de faire la moindre photo, j’étais coincé au milieu de la rue, ne sachant ce que j’y faisais, ni où me diriger.
Toute cette adrénaline m’avait mis dans un état d’exaltation. Des années que je ne m’étais senti aussi vivant !
Affronter l’imprévisible, avec une boule au ventre, et se débattre dans un chaos semé d’embuches stimulait tout mon être.
Ca pétait de partout et ça puait la lacrymo. Mon regard brouillé de larmes croisait ceux de flics aux yeux de glace.
Je réalisai alors que c’est pour ça, précisément, que j’étais venu. Pour ressentir pleinement les évènements, avec mon corps. Ne plus me contenter des versions du réel délivrées par les écrans.
Dès le début du mouvement, je m’étais senti solidaire des Gilets jaunes. Pourtant, je croyais avoir abordé cette manif-là en observateur neutre venu glaner, dans la trame du réel, quelques fortes images.
Il me fallait admettre, finalement, que ma présence dans ce cortège n’avait rien d’anodin, et que je m’y exposais à de graves ennuis ; au même titre que les éborgnés et mutilés incrédules, qui clamaient leur innocence et leur indignation dans les médias alternatifs.
Je connaissais la nature véritable de ce conflit, qui se déployait à la limite de l’état de droit.
Un pouvoir aux abois voulait mater par des moyens féroces la révolte d’un peuple qu’il redoutait et méprisait.
Deux mondes s’affrontaient, celui des nantis, et celui des perdants, suivant une dualité vieille comme le monde.
L’âpreté de la lutte donnait la mesure des enjeux, dans un contexte planétaire apocalyptique.
Un autre monde est possible ! clamaient les Gilets jaunes. N’y pensez même pas, leur répondaient les forces du pouvoir, car ceux qui nous envoient sont prêts à tout pour préserver leurs privilèges.
Les années à venir s’annonçaient pires encore, car aucun des deux camps ne pouvait se permettre de ployer.
A moins d’une catastrophe beaucoup plus puissante que leurs volontés respectives. Un évènement capable de pulvériser le modèle sociétal d’où avait émergé ce conflit. Comme l’effondrement total des équilibres naturels qui soutiennent nos vies.
J’ai fini la manif seul, protégé du gaz derrière la porte en fer forgé d’un immeuble bourgeois. La femme du jeune couple Bon Chic Bon Genre qui m’avait accueilli dans son hall a disparu au fond d’un sombre couloir après m’avoir gentiment proposé un verre d’eau. Ce geste d’hospitalité m’a surpris autant que touché, tout en déconstruisant mes à priori.
La réalité échappe décidément aux schémas simplistes, et il vaut toujours mieux sortir de chez soi pour voir et sentir de quoi il en retourne.
HR
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