L'AMERIQUE DU GRAND COMPLOT
Il est surprenant qu’il soit si rarement fait mention, dans les médias hexagonaux, de QAnon, lorsqu’il s’agit de politique américaine.
Le véritable phénomène de l’Internet qu’il représente me semble pourtant exercer une influence croissante sur une part significative de l’électorat américain. Les messages du mystérieux internaute caché derrière ce nom ont envahi les réseaux, jusqu’à mon propre écran.
Leur contenu se déploie en une narration énigmatique, supposément visionnaire, qui relate les exploits du super sheriff Trump dans le combat acharné qu’il mènerait contre l’Etat Profond.
En mêlant sociétés secrètes, extraterrestres et entités lumineuses, cette réalité alternative se propage sur le web sous la forme d’un récit dévoilant l’exécution d’un plan souterrain mené par l’administration Trump.
QAnon en serait à la fois le décodeur en chef, et l’oracle.
Ainsi, l’Etat Profond, dont les 8000 à 8500 membres lucifériens se livreraient en secret à des orgies pédophiles qui culmineraient en d’atroces sacrifices, s’apprêterait à imposer son ordre démoniaque à toute l’humanité.
Malheureusement pour ces adorateurs de Baphomet, Donald Trump The Great mettrait tout en œuvre pour déjouer leur plan funeste.
Cette épopée, digne d’une version psychédélique de Game of Thrones, ou de la première version de Matrix, révèle un scenario dont se nourrit la popularité de l’actuel Président des Etats Unis.
Les prochaines élections américaines ne pourront être appréhendées sans la prise en compte de ce phénomène.
Il ne suffit pas de considérer son bilan économique, sa gestion de la crise du Covid-19 et des tensions inter raciales, ou ses débordements médiatiques, pour comprendre le lien qui unit Trump à sa base électorale.
Car ses équipes mènent une propagande extraordinairement efficace, dont l’impact semble échapper à la plupart des médias traditionnels. Une propagande 3.0, qui puise légitimité et substance dans les méandres de la Toile.
L’univers virtuel où Trump règne en maitre incontesté du monde libre, sauveur providentiel de la planète, ne tolère pas la moindre mise en cause, et tire profit de toute critique négative.
Une frange de l’Occident blanc y a trouvé son super hero, son envoyé du ciel venu rétablir l’ordre et la justice. Les médias qui le réduisent à un clown caractériel font mine d’ignorer le crédit dont il jouit dans divers cercles communautaires.
Les white supremacists s’y mêlent aux milieux, à priori humanistes, de la spiritualité.
Car cette croisade « anti système » rassemble un large spectre d’opinions. Une fois désignés l’ennemi suprême (une cabale dirigée par quelques banquiers juifs), la cause à défendre (libérer l’humanité du mal qui la gangrène) et un leader charismatique (Donald Trump), il ne reste qu’à agir pour sauver la planète.
Action qui se limite, le plus souvent, au partage de quelques vidéos sulfureuses.
J’en ai visionné certaines. Ce qui m’a le plus frappé est la proportion significative - Bill Gates mis à part – de Juifs, de femmes et d’Afro-descendant.e.s qui y sont exposé.e.s comme suppôts du diable, dès lors qu’il s’agit de dénoncer les manipulations de Hollywood et des médias mainstream, ou l’agenda des élites satanistes.
Ainsi, Hilary Clinton, Jay Z, Beyonce, Lady Gaga, Michelle et Barak Obama, Marina Abramovic, Serena williams, Tigers Woods, entre autres, sont présentés comme les disciples du culte démoniaque menaçant d’anéantir le genre humain.
Peu m’importe la véracité de ces allégations, mais si j’appartenais à un groupe d’extrémistes blancs cherchant à maintenir la domination du patriarcat caucasienne sur le monde, je ne m’y prendrais pas autrement.
Ce qui nous laisse imaginer la volonté cachée derrière la lettre Q.
Mais tout ceci n’est que projection.
Le fait que cette théorie soit parvenue à faire de Trump un grand libérateur, engagé corps et âme dans la sauvegarde des peuples me laisse dubitatif.
Milliardaire initié des cercles qu’il désigne comme criminels, il n’a pourtant pas le profil d’un modèle héroïque.
Ouvertement affabulateur, xénophobe, raciste, sexiste et belliqueux, il ne fait que défendre, dans la plus pure tradition américaine, les valeurs prédatrices de la nation qui l’a vu naitre. Je ne doute pas des responsabilités de l’Etat Profond dans la mise en œuvre, par les gouvernements américains successifs, de l’anéantissement de tout obstacle à l’expansion du darwinisme économique. En revanche, je ne vois pas en quoi Trump se démarquerait de ses prédécesseurs ?
Il semblerait plutôt qu’il soit un parfait produit de l’idéologie qui fait de l’Amérique l’incarnation du mal pour tant d’autres nations.
Comment un homme, sympathisant de l’ultra droite, dont le but est de perpétuer une économie ultralibérale aux effets dévastateurs peut-il être pris pour un preux chevalier luttant contre la peste mondialiste ?
A moins d’être d’ascendance européenne et de croire aveuglément en l’infaillibilité du marché, je ne comprends pas bien comment on peut adhérer à pareille fable.
Il est vrai que les partisans de QAnon s’appuient sur la théorie de l’inversion des valeurs. Une idée selon laquelle les élites cabalistes nous feraient passer des vessies pour des lanternes, en nous présentant le mal comme bon et le bien comme mauvais. L’urgence climatique, l’antiracisme, le respect du féminin et de la nature, l’empathie ou la promotion d’une fraternité entre les peuples ne seraient-ils donc que manipulations perverses ?
S’il ne s’agit de lutter contre l’avènement du nouvel ordre mondial que pour préserver la suprématie d’une telle Amérique - sérieusement compromise, d’ailleurs, par la puissance chinoise – se dirige-t-on vraiment vers un monde meilleur ?
Les adeptes de QAnon, dont le slogan est : « Where We Go One We Go All », feraient bien de penser au-delà des limites de leurs fantasmes nationalistes.
Tout le mal de la terre ne saurait être concentré au sommet d’une pyramide secrète. Le désordre mondial est, avant tout, l’expression de ce que victimes et bourreaux créent ensemble. Chacun apportant, plus ou moins consciemment, sa pierre à l’édifice.
Commencer par l’admettre serait le meilleur service que nous puissions nous rendre à nous-mêmes. Et, par conséquent, à la planète entière. Car aucun pouvoir ne pourrait égaler une massive ouverture des consciences.
Non, Donald Trump n’a rien d’un messie, pas plus d’ailleurs que d’un sociopathe. Son idéal n’est autre que de maintenir le statu quo mondial, pourvu qu’il lui profite.
N’a-t-on pas déjà connu prophète plus crédible ? Cette manie des Américains de séparer le monde - en leur faveur évidemment - selon la simple polarité bien contre mal, et de croire au père Noël, a quelque chose d’exaspérant, voire de dangereux.
Si le règne de l’Amérique devait prendre fin, la terre continuerait assurément de tourner. Dans l’histoire d’Homo Sapiens, quand une puissance disposant d’un avantage technologique a voulu s’imposer à une autre, elle a toujours fini par l’emporter.
Les élites chinoises, américaines et israéliennes se disputent actuellement cet avantage.
Mais avec ou sans Mister Trump, ce sont sans doute nos capacités collectives à gérer les défis auxquels nous confronte l’amenuisement des ressources planétaires qui mèneront notre humanité vers sa destinée. Tragique ou lumineuse.
HR