Des rêveries alchimiques : la voix mutique de Legba
Dimanche 18 avril 2021. Le photographe franco-haïtien Henry Roy ouvre son studio des Récollets (un ancien couvent de style dix-septième et dix-huitième siècle, qui fut un squat parisien au vingtième siècle finissant) où il croise son regard oblique avec celui du musicien étasunien Peter Vukmirovic Stevens. Contraint à la sédentarité par la pandémie, ce dernier expérimente une technique à l'interstice de la photographie et de la création picturale à défaut d'écriture sur des portées musicales.
Ainsi, il propose une série verticale et constructiviste qui revisite les gammes de l'abstraction et de la régularité familière à Piet Mondrian, à Theo Van Doesburg, et au mouvement architectural et pictural d'influences néerlandaises De Stijl auquel se rattachent ces deux maîtres piliers de la théosophie artistique.
Henry Roy quant à lui expose un ensemble onirique de sept photographies issues de six lieux et trois continents : Haïti, la France, l'Espagne, la République Démocratique du Congo, le Sénégal et "last but not least", la Côte d'Ivoire. Une première version de cette série s'intitulait " le rêve animiste d'Aminata". Exposée et acquise par un collectionneur par ailleurs galeriste qui a accepté de la lui prêter pour l'occasion, la série était incomplète du fait de l'absence du portrait de la dormeuse. Cette contrainte pousse le photographe à reformuler le rêve en lui donnant le caractère diurne de "la rêverie de Samy".
Le portrait tendre, mélancolique et iconique, d'une femme à moitié dénudée donne un autre sens au récit, du fait même des conditions de production de l'image en 2003, dans une chambre d'hôtel de Kinshasa, l'image est une construction en miroir avec celle de Nancy, une prostituée photographiée dans le même décor. Mais c'est une autre affaire. Samy est une figurante de spots publicitaires qui joue le jeu de l'exhibition, sans qu'on puisse soupçonner un quelconque rapport de domination dans la construction de l'image. Henry Roy a conscience de l'écologie du désir et de l'économie de la suggestivité. Il sait également le poids des représentations orientalistes et de l'iconographie coloniale dans les projections normatives de la sensualité. Il se joue habilement de ces codes en opposant à la morale du Tartufe de Molière et de sa célèbre réplique ("Cachez moi ce sein que je ne saurai voir"), le naturalisme porté au pinacle par la peinture sur le motif de Gustave Courbet dans la scandaleuse "naissance du monde".
Chacune de ses photographies éclairent sous son jour particulier l'éternel féminin. Ainsi d'une vanité qu'il aurait pu intituler "Ceci n'est pas un mort", comme l'aurait fait son proche parent en surréalisme René Magritte. Cette scène vaudou condense l'appareillage du hougan (l'intermédiaire des hommes et des esprits) avec les attributs de Baron Samedi (une figure cardinale des mythologies haïtiennes), portant chapeau. Tandis que la mort est allusivement décrite comme le "pays sans chapeau". En contrefond une étole en forme de fanion rouge et bleu, les couleurs consacrées à Erzulie Freda, une figure de mère archaïque qui incarne : la beauté, l'amour, l'assomption du désir. Le rhum et le lambi, ce coquillage qui symbolise la culture du maronnage, de la révolution, complètent ce dispositif rituel. À elle seule la sédimentation des significations de cette photographie d'autel mériterait des développements. Mais Henry Roy sature l'espace de dieux et de plan d'eaux.
Les sauriens qui peuplent le lac artificiel de la demeure de Félix Houphouët-Boigny à Yamoussoukro, ajoutent au mystère panique de ces vignettes. Le crocodile albinos, saisi dans une forme de gémellité avec un double en négatif dans la symétrie d'une antique pirogue, nous entraîne au cœur de la matrice de la parole du fleuve, de la vallée du Nil aux rivages Congo. Il y a encore une fois une indécision entre la verdeur régénérée de l'herbe et l'obscurité verdâtre des eaux lacustres ; ce qui tient de la nuit, et ce qui relève du jour. La vague qui échoue sur une plage des côtes européennes est une évocation poétique de l'intemporel. Reliée à la pyramide humaine qui s'effondre sur le front maritime de Jacmel, elle porte un discours d'universalité du vivant.
Henry Roy déjoue sans cesse le piège des évidences et se refuse à toute frontalité. Son traitement symbolique de la sexualité transparaît davantage, dans la poésie florale d'un cactus d'eau sur l'île d'Ibiza dans l'archipel espagnol des Baléares, ou dans l'effet de pénétration de la fente d'un Baobab par un halo lumineux, que dans l'innocente banalité de la posture convenue d'une femme aux seins nus. Pour le photographe, l'art n'est pas un lieu de pudibonderie. Entamée en des régions telluriques, la rêverie de son modèle s'achève par l'éclat vertical d'un arbre reposoir qui nous renvoie au Mapou (le fromager haïtien) et au potomitan des péristyles sacrés, ces échelles au centre du foyer religieux. Ici encore on peut se figurer la parentèle et la contemporanéité entre la jeune femme au repos et Saint-Siméon Stylite, le fou d'Alep sur sa colonne, dans l'Orient chrétien médiéval à la charnière des quatrième et cinquième siècles de notre ère.
La mise en récit des sept plans m'a transporté dans le souvenir d'un chant propitiatoire à Legba, un lwa (esprit), patron des passages qui veille aux bains rituels, invoqué par le peintre, dramaturge et poète ultravocal Franketienne, lors d'un hommage rendu à la création haïtienne à l'Unesco, il y a plus d'une décennie ! Ces connexions imaginaires nous rappellent que la vieille île d'Hispaniola renferme bien des secrets.
Franck Hermann Ekra
Critique d'art